Performeuse burlesque depuis 15 ans, j’ai également travaillé dans un Théâtre érotique et comme stripper, pendant environ 2 ans, dans plusieurs établissements en France métropolitaine et en Guadeloupe. Les réflexions développées ici autour de ces métiers sont les fruits de l’observation, et d’échanges avec une amie performeuse et comédienne qui a un parcours similaire au mien.
Les premières années de ma carrière dans le milieu des cabarets burlesques, je suis montée sur scène sans trop me poser de questions. J’interprétais des chorégraphies de groupes apprises en cours, comme la suite logique de cet apprentissage. Après quelques années, j’ai créé des numéros solos et Dona la Doll, un personnage de Pin Up, petite nana mignonne et rigolote, souriante, pétillante, est née.
J’ai tracé mon chemin seule : dans ce milieu, personne ne m’a donné de coup de pouce. Au départ, je ne pensais pas me professionnaliser, je n’avais pas de but précis et j’avais un autre job, alors j’avançais lentement dans cette discipline ; performer n’était pas ma priorité.
En 2015, j’ai commencé à travailler avec le rappeur Gérard Baste et j’ai découvert un autre univers. Plus qu’un simple concert, c’était un show à part entière auquel je participais. Pour l’occasion, j’ai créé un numéro burlesque que je jouais au milieu du concert, sur un morceau du DJ. Performer devant le public de Gérard Baste a été l’une des expériences les plus cool de ma vie. Personne ne s’attendait à voir une performeuse burlesque dans un concert de rap, et le public accueillait cette performance avec beaucoup d’enthousiasme. Je me suis intégrée sans embûche dans ce projet hip-hop qui correspondait parfaitement, beaucoup plus et beaucoup mieux que dans le milieu des cabarets où il y a pas mal de concurrence et à mon goût, de malveillance. En plus d’une dimension humaine et fraternelle intense, ce que j’ai appris à travers cette tournée se révèle être ma meilleure expérience professionnelle.
J’ai commencé à me professionnaliser à cette période. Ensuite, pendant quelques années, j’ai vécu principalement des activités de performances, strip, gogo dancing, … Je continuais à me former en participant à des scènes ouvertes où je testais essentiellement de nouveaux numéros, et je continuais à travailler dans le milieu de la production audiovisuelle en parallèle.
Quand j’ai rasé mes cheveux, à la suite d’un problème de santé, j’avais énormément évolué sur scène grâce à la tournée ; c’est en grande partie cette nouvelle coiffure qui m’a donnée envie d’explorer d’autres registres dans le burlesque. Jusqu’ici, c’était le beau et le sensuel qui l’emportaient. Les cheveux sont beaucoup associés à la féminité, et je voulais continuer à être féminine tout en étant chauve. Féminine mais pas forcément belle ni sensuelle : performer sans me soucier de ces paramètres, commencer à casser, à l’extérieur, une image qui intérieurement ne me plaisait plus à cause de ce qu’elle véhiculait.
Alors, j’ai arraché ma perruque. J’ai créé ou adapté des numéros pour mon nouveau style. Les Svinkels avaient clairement déteint sur mon personnage trop mignon : tout ça n’était plus ma vraie nature.
J’ai commencé à me questionner plus profondément sur mes démarches et sur ce milieu du cabaret burlesque qui se prétend casseur de codes, mais dans lequel ce que l’on observe majoritairement ce sont des femmes qui se maquillent, s’apprêtent et se dévêtissent, en racontant plus ou moins une histoire à travers leurs numéros. Des femmes belles, avec de jolis cheveux.
MISE A NUE
Au commencement, la plupart des performeuses ressentent le besoin de se mettre à nu dans un but de réappropriation de leur corps. Un besoin et une envie de se sentir libérée, libre, propriétaire de nous-même quand nous avons été, pour la majorité des femmes, physiquement critiquées, abusées, harcelées, agressées, brisées, abîmées. Cette légitime réappropriation devient fréquemment la raison première de la pratique burlesque, et l’’effeuillage sert alors d’auto-thérapie aux performeuses.
Je commence à me questionner. Si c’est thérapeutique, si c’est principalement pour soi, pourquoi le faire devant un public ? N’est-ce pas un peu égoïste et exhibitionniste comme démarche ? Est-ce que montrer son corps quasi nu à des inconnus est réellement un acte thérapeutique ? Est-ce que l’on a besoin de se sentir belle pour soi ou belle dans le regard des autres ?
Lors de mes premières scènes burlesques, j’entendais souvent à la fin de mes passages : « tu es trop belle ! ». Si c’est tout ce que l’on retient, ça ne va pas. Très vite, ce compliment est devenu pour moi un signe de spectacle raté. J’ai envie d’entendre des retours plus profonds sur ce que je fais, et plus je crée, plus je travaille les parties narratives et théâtrales de mes numéros.
J’ai choisi de performer en plaçant le plaisir des spectateurs en priorité. Je ne suis pas sur scène pour me soigner mais pour interpréter. Ça ne m’a pas empêchée de faire la thérapie de mon corps à côté, mais le but premier, sur scène, c’est de faire un spectacle. Je veux émerveiller, émouvoir, amuser, faire passer au public un bon moment.
Par ailleurs, j’ai créé peu de numéros engagés, la plupart relèvent du divertissement et je suis OK avec ça, mon but principal étant de faire du divertissement de qualité – c’est aussi une forme d’engagement dans une société où la qualité, surtout dans le divertissement, n’est pas toujours la priorité.
IMAGE DE LA FEMME
J’avance dans cette carrière à petit pas. Le travail dans le Strip et dans le théâtre érotique nourrit mes pensées.
A travers mes recherches, mes créations, mes réflexions, je me rends compte que donner une image de femme puissante – puissance que j’ai acquis au fil de ces dernières années, m’importe de plus en plus. Se déshabiller sensuellement devient vide de sens. Je ne ressens plus le besoin de me sentir sexy. Je me sens suffisamment bien dans ma peau, je n’ai besoin de la validation de quiconque.
Je me questionne sur « mon art », sur les photos que je poste sur Instagram aussi. Pourquoi ? Il y a des clichés que je considère comme des œuvres, ceux réalisés en collaboration avec des photographes, avec des univers originaux, celles qui ont demandé un gros travail de préparation, de création de personnage. Il m’arrive que des photographes inconnus me contactent pour faire du nu ou de la lingerie (toujours gratuitement) : je ne vois pas l’intérêt. Instagram regorge de ce genre de photos, ça m’écœure.
J’ai beaucoup appris en faisant des collaborations photos – nue ou habillée, je ne le nie pas. J’ai appris notamment sur le placement de mon corps, et la pratique de la danse m’a aussi beaucoup apportée. Quand on a acquis certaines compétences de modèle photo, pourquoi faire de la lingerie ou du nu sans rémunération à la clef ? La plupart du temps, la démarche n’a rien d’artistique, mais beaucoup d’escroqueries se cachent facilement derrière ce mot ; les photographes proposent de faire des shootings de « nu artistique ».
Les photos me font réfléchir sur l’image que je renvoie et sur ce que je veux produire chez la personne qui la regarde. Je me questionne sur chaque photo ; est-ce que je l’assume assez pour la montrer à ma mère ? J’ai beaucoup échangé avec elle, en lui expliquant que chaque cliché doit être une œuvre, comme le tableau d’un peintre. Cet objectif demande une analyse constante du travail, je veux être sûre de l’atteindre et de ne pas être uniquement un corps dévêtu de plus sur la toile. J’ai retiré de mes comptes la plupart des photos réalisées dans mes débuts car elles ne correspondent plus à la femme que je suis aujourd’hui, et pour contrer la surabondance qui me fait peur. Les réseaux sociaux nous rendent tellement narcissiques, je m’écœure même de moi.
ETRE FEMININE / ETRE SEXY
Dans le milieu des cabarets burlesques, il y a une revendication claire et affirmée : nous, effeuilleuses, sommes les ambassadrices de la liberté, de la féminité et du féminisme.
Définition du Robert : « Féminité : Ensemble de caractères stéréotypés correspondant à l’image sociale traditionnelle des femmes (contraire : virilité). » La définition étant clairement liée à l’image sociale traditionnelle, elle diffère selon la culture dans laquelle on évolue. Quant au mot « stéréotypés », il représente une vérité qui est subjective, pas obligatoirement validée par l’ensemble d’une population, une « opinion toute faite, réduisant les particularités ».
Pour ma part, la féminité a une connotation sacrée ; enfantement, lunes (menstruations), puissance, force mentale, mais aussi infériorité sociale vis-à-vis de l’homme, évidemment. Cependant, l’égalité que l’on recherche ne peut pas être atteinte en continuant à véhiculer des stéréotypes, à être sexy – ni en misant sur l’extrême inverse comme le propose certaines féministes.
L’égalité repose sur des valeurs morales. Il n’y a rien de physique dans tout cela, à part le fait que nous devons avoir notre place partout, dans la politique, dans toutes les professions – à salaire égal, ou dans l’art, sans forcément exposer nos corps : les hommes n’ont pas eu besoin de cela pour s’imposer.
De manière générale, la sexualisation permanente du corps de la femme nous fragilise car elle nous fait passer pour des êtres dont l’apparence physique est la priorité, bien avant l’intelligence. Et nous, les femmes, perpétuons ce jeu vicieux en nous exposant.
Qu’est-ce que cette exposition nous apporte réellement ? Quelle liberté ? Quelle puissance ?
Dans le milieu du Strip, la femme croit qu’elle a plus de pouvoir que le client (homme) qui paye pour avoir une danse avec elle, et le client croit qu’il a plus de pouvoir qu’elle car c’est lui qui détient l’argent (qui fera une partie du salaire de la femme). Qui est le gagnant dans cet échange ? Aucun des deux protagonistes : l’homme invisible, le boss du club, celui qui, sans avoir à exposer son corps, empoche une partie du salaire de la stripper.
Ils sont nombreux, les exemples qui prouvent que dans le commerce du corps de la femme, le grand gagnant est le capitalisme.
Je trouve cette phrase sur internet « Marcher en Louboutin, c’est marcher avec passion, sensualité, force, amour, confiance en soi, et cette irrésistible insouciance de l’élégance française ». C’est faux : marcher en Louboutin, c’est principalement exposer sa richesse. On peut facilement s’auto-proclamer nécessaire à la femme pour qu’elle vive pleinement « sa féminité » et atteindre son but sans pression dans un monde où les signes de richesse sont si importants. C’est ainsi que la Haute Couture s’est fait une place dans les milieux prolétaires : mêmes les pauvres veulent y avoir accès. Un matin, j’ai vu une femme en Louboutin dans le métro. Elle était tellement en galère dans sa démarche, j’espérais pour elle que son trajet ne soit pas trop long. Marcher en Louboutin, c’est aussi avoir les moyens de prendre le taxi.
En occident, quand elles ont été inventées – par un homme, les chaussures à talons étaient portées par les hommes et les femmes de haut rang pour plaire au Roi (Louis XIV). Il n’y a rien de naturel pour le corps : c’est mauvais pour la posture du dos, pour les muscles, et la liste est longue, n’allons pas plus loin.
Dans les shows, porter des chaussures à talons, une tonne de maquillage, des tenues aguicheuses (on passe toujours par l’étape sous-vêtements), se dénuder, être sexy, c’est-à-dire exciter le désir sexuel, bref, cocher toutes les cases de ce que l’on déteste dans le concept éclaté de la féminité, et se revendiquer révolutionnaire en opérant cette révolution avec pour arme principale le maintien de la sexualisation du corps, n’a pas de sens réel.
Les comédiens hommes n’ont pas à dépenser des fortunes dans des tenues et maquillages pour être reconnus comme « artistes ».
NUMEROS DE NON-EFFEUILLAGE
Le Théâtre érotique dans lequel j’ai travaillé est en grande partie responsable de cet éveil de conscience et du dégoût que je ressens pour l’ultra-nudité et la sexualisation permanente du corps des femmes. En travaillant là-bas, mon cerveau a été saturé. Dans cet espace, j’ai entendu des femmes tenir des propos plus beaufs que les pires des hommes beaufs, et le regard extérieur que j’ai commencé à avoir sur ce travail m’a fait totalement flipper.
Je jette un œil sur mon travail passé.
En 2016, je monte un numéro hommage à la Kahina, femme guerrière d’Algérie, fort symbole de résistance. J’effeuille des voiles et je danse. J’entends une organisatrice parler des cabarets qu’elle gère et dans lesquels elle aime mettre en valeur des disciplines diverses ; effeuillage, magie, cirque… Si c’est pour voir 12 fois 12 femmes finir seins nus, ce n’est pas top pour le public. Cette remarque reste marquée en moi et est en partie responsable de mon envie de créer des numéros sans effeuillage.
En 2020, je monte un numéro dans lequel le personnage, un clown sanguinolant, peine à retirer ses habits et n’effeuille pas son soutien-gorge. Par hasard, car elle est de passage en séjour chez moi, ma mère me voit sur scène pour la première fois. Elle me couvre d’éloges et entend plusieurs spectateurs dire du bien de mon travail. Elle est fière. (C’est à ce moment que je prends conscience de l’importance de faire des numéros que j’assumerai toujours assez pour que ma mère les voit).
En 2022, inspirée par le film « Wrong cops » de Quentin Dupieux et par le groupe Svinkels, je créé un numéro sur les addictions dans lequel je ne retire pas tous mes vêtements car ça ne servirait pas le propos ; le numéro est spontanément monté comme cela, sans questionnement sur le non-effeuillage.
Cette même année, je crée la première version de « Temple 33 », un numéro qui mêle effeuillage et reverse strip (l’inverse du strip, ou l’« habillage »). Remanié en 2024, il est axé sur le thème des violences sexuelles. Avant le reverse strip, j’enlève le soutien-gorge, dos aux spectateurs : aucun intérêt de montrer ma poitrine. La tenue finale que j’enfile est royale, et je termine le numéro en posant une couronne sur ma tête.
En créant ce numéro, « Temple 33 », plus que jamais je me creuse le cerveau avec cette consigne que je m’impose : « le public n’est pas mon psy ». Après des heures de travail, puis la Première sur scène, l’objectif est atteint. Les retours sont bons. Le numéro reflète le combat d’une femme qui de boxeuse termine en Reine – un autre numéro avec clin d’œil à la Kahina. Il y a l’effeuillage et le reverse strip et pour la première fois, j’interprète sans décrocher un seul sourire. La création est difficile, secoue pas mal d’émotions, à plusieurs reprises je songe à laisser tomber ce projet un peu « trop personnel », mais j’arrive à en faire un numéro qui plait, qui parle, et dont je suis très fière.
En 2025, je reprends une création de 2023, un personnage de vautour. Aucun effeuillage dans cette nouvelle version, uniquement du jeu, inspiration grand-guignol, avec des ailes d’Isis, de la danse, de l’horreur et de l’humour.
METIER PASSION
La majeure partie de mes réflexions autour de la nudité et de nos jobs sont nées de discussions avec mon amie performeuse ; souvent, quand on échange avec les personnes qui pratiquent ces jobs, il y a une négociation avec nous-mêmes. On est agacé par certaines règles, mais on s’y plie car c’est quand même cool d’être dans ce milieu. On se considère un peu comme chanceuse.
Avec mon amie, on évoque nos rémunérations pour ces prestations artistiques. Ce travail scénique qui comprend de l’effeuillage, quand il est payé, est souvent mal payé ; on performe et on s’expose pour très peu d’argent en retour.
Au cinéma, où les métiers de silhouette ou figurant sont plutôt mal rémunérés aussi, en cas de topless ou de nudité, on touche une prime. Grand écart : au Théâtre érotique, où la nudité intégrale est obligatoire, on touche 30 euros nets pour 4 heures de travail – qui représente environ 1 heure au total de passage sur scène.
En 15 ans, sans compter la tournée avec Gérard Baste, le Strip ou le théâtre érotique, c’est-à-dire en ne prenant en compte que les représentations en cabarets burlesques, j’ai fait le calcul : je n’ai été rémunérée que la moitié des fois où je suis montée sur scène. Il est clair que sans les scènes ouvertes, je n’aurais pas autant créé, testé, appris, mais c’est quand même énorme de constater que j’ai été bénévole la moitié du temps.
C’est le fameux « métier passion », ou encore : « être payée en visibilité ». Dans un entretien sur le média Blast, la journaliste Anne Claire Genthialon répond aux questions de Salomé Saqué (https://youtu.be/-863AJG94Lc?si=dCdpdQum6RElbld_) et explique que ce « métier passion » (elle parle dans son cas du journalisme mais cela s’applique à un grand nombre de métiers) donne la promesse de la réalisation professionnelle pour obtenir la réalisation personnelle. Seulement, tout le monde n’atteint pas ce but, et alors, la frustration que cela engendre est considérable. Si l’on n’arrive pas à cette réalisation, on a raté sa carrière, peut-être sa vie.
En effet, ma réussite professionnelle dans le milieu burlesque n’est pas et ne doit pas être synonyme de réussite personnelle. J’ai fait des choses dont je suis fière, je ne cherche pas à devenir Dita Von Teese, je sais qu’il n’y a pas la place pour tout le monde dans ce milieu, pour moi l’essentiel est de rester authentique, animée par ce que je propose. J’ai de bons retours sur mon travail, tout ça est un job, créatif certes, mais un job il ne faut pas l’oublier. Je peux aussi, pour le plaisir, danser seule chez moi. Bref, chaque proposition scénique demande un grand travail de préparation, et il est temps d’arrêter de travailler bénévolement.
En France, les performeurs burlesques ont un regard assez négatif sur le Strip : la plupart n’ont jamais travaillé comme strippeur, ou même mis un pied dans un club, mais on vit dans un monde où il est plus important d’avoir un avis sur tout que d’avoir fait des expériences. A plusieurs reprises, j’explique à des performeurs ce qu’est le Strip et justifie ce choix de carrière à un moment de ma vie : dans le Strip, on perçoit quasiment toujours une rémunération. Ça reste un job très difficile, commercial, artistique, relationnel, fatiguant car de nuit, et dans lequel je n’ai pas du tout fait fortune personnellement mais où j’ai aussi beaucoup appris.
Souvent, les clubs proposent un salaire fixe pour la nuit (pas énorme par rapport au temps de travail), et ensuite, on est payé au nombre de danses privées. Chaque fille fait son chiffre, le salaire fixe aide notamment les soirs de faible affluence.
Dans le burlesque, le regard sur le Strip est très hautain : ces filles ne sont pas considérées comme des artistes. Pourtant j’en ai rencontré beaucoup qui sont incroyables ; excellentes danseuses, performeuses ultra sensuelles, certaines scotchent littéralement les clients à leur siège et décrochent des danses privées en 5 minutes.
Ça doit déranger que la sexualisation du corps des femmes fasse réellement gagner de l’argent, sans s’en cacher. Au moins, dans le Strip, pas d’hypocrisie. On sait pourquoi on est là, que l’on soit client ou Stripper. Dans les clubs, tout est carré : un service, une offre, une demande, de l’argent, des agents de sécurités et des caméras partout. On m’a souvent demandé si je n’avais pas eu de problèmes en exerçant ce job, j’ai toujours répondu : « je ne me sens pas moins en sécurité en club de Strip que sur des tournages ».
LE CAS PARTICULIER DE L’ARTISTE
Dans le monde du spectacle, on rêve de gloire. Parviennent à différentes formes de gloire ceux qui travaillent dur et qui possèdent de grands talents. Parfois, injustement, on peut travailler dur, être talentueux, et ne pas l’atteindre. S’il y avait de la place pour tout le monde, ce serait fabuleux.
Dans les domaines artistiques, le travail gratuit est normalisé, nécessaire pour accéder à un niveau qui permet de se classer dans la catégorie des « pros ». Comme dans tous les métiers, il faut souvent de l’expérience pour devenir meilleur dans son domaine, mais dans mes débuts dans les métiers de la production audiovisuelle, j’ai établi beaucoup de budgets, rédigé beaucoup de documents qui n’étaient pas parfaits, et j’étais payée quand même.
Dans le burlesque, il y a un grand nombre d’amatrices qui ne souhaitent pas faire de cette discipline un métier. J’en ai fait partie les premières années et bien que je ne souhaite pas forcer ces personnes à changer d’avis, force est de constater que cela encourage les organisateurs à ne pas rémunérer, ou très mal, les artistes.
Les performeuses burlesques, qui n’ont parfois jamais suivi un cours de Théâtre, ne sont pas toujours de bonnes interprètes. Interprêter n’est pas ce que l’on apprend en cours d’effeuillage. En cours, on apprend principalement « l’art de se déshabiller » à travers des chorégraphies, et à être belle ou drôle, beaucoup plus qu’à être ridicule ou horrible : on ne travaille pas tous les registres de l’interprétation. Même quand on est flippante, on se donne toujours un air sexy pour ne pas faire trop peur, pour rester attrayantes, à travers un costume ou une attitude sexy.
Je trouve dommage qu’on n’explore pas un peu plus l’interprétation, et que l’on soit obligée d’être sexy dans plus de 90% des cas. Ça me fait penser à une discussion avec un ami. Je venais de regarder une série avec Gérard Depardieu et je ne comprenais pas ce que l’on trouvait de si fabuleux à cet homme en tant qu’interprète. Il fait « du Gérard Depardieu » et il n’incarne rien. On parlait ensuit de Brad Pitt qui peut jouer un éventail de personnages tout au long de sa carrière, et qui même s’il a son style, incarne chacun de ces rôles. Dans Snatch et dans Seven, on voit des personnages distincts, un vrai travail d’acteur : Brad Pitt ne fait pas « du Brad Pitt ». Les performeuses seraient bien plus riches si elles savaient faire autre chose qu’être sexy.
Personnellement, je prends plus de plaisirs depuis que je varie les registres qu’à la période où je restais cantonnée dans mon personnage de Pin-Up.
A mon sens, nous sommes tous des artistes et nous devrions tous cultiver cette partie de nous. La société, dans son « évolution », a brisé la fibre artistique chez l’humain, pourtant, nous avons tous fait des dessins étant enfant. Dessiner, danser, quelle que soit la pratique, on a tous un penchant pour une activité artistique – ou on devrait, pour les bienfaits que cela procure.
Dans l’inconscient collectif, être artiste, quand on ne gagne pas des millions, c’est être un troubadour. La danse, pratique ancestrale, continue à être pratiquée par beaucoup d’entre nous, en cours ou en soirée, ou dans des fêtes traditionnelles. Le divertissement fait partie de l’humanité. Se rassembler, s’amuser, oublier ses problèmes, se détendre : c’est nécessaire à l’être humain. Mais c’est sûrement parce que cela relève aussi du loisir que les métiers artistiques sont si mal considérés.
LA VRAIE VIE
Être sur scène, c’est comme les clips de rap avec des billets qui volent : ce n’est pas la vraie vie. Que l’on joue un numéro inspiré d’une expérience vécue ou que l’on raconte une fiction, on romance. On peut même rendre beau ce qui ne l’est pas, et en 5 minute, raconter l’enfer que l’on a traversé à la suite d’une agression sexuelle en utilisant la dramaturgie, l’art de la composition théâtrale.
Quand je suis sur scène, je suis quelqu’un d’autre – je vise le talent de Brad Pitt.
Le personnage sexy de strip teaseuse que j’ai été quand je travaillais en club, les personnages burlesques que j’ai créés et interprétés au fil de ces 15 dernières années, mon profil instagram – sur lequel je publie quand même aussi des extraits de ma vie privée en plus de photos et de vidéos de mes performances ou de shootings photos, tout cela, je le dissocie de la personne que je suis dans la vraie vie.
Sur scène ou dans les clubs, il y a le maquillage, les perruques ; ces éléments m’aident à affiner l’interprétation des personnages, ils dessinent la limite entre mes protagonistes et ma vraie personnalité. (Dans la vie courante, je ne porte que très peu de maquillage et mes tenues vestimentaires ne ressemblent évidemment pas du tout à celles de mes performances.)
Le pseudonyme que j’utilise, à lui seul, est la preuve que tout cela relève de la pure fiction.
Aujourd’hui, les frontières sont de plus en plus brouillées ; sur les réseaux, on veut tous être une star, on ne fait plus trop la différence entre notre personnage artistique et notre vie privée – ou bien, on va parler de trucs super intimes, toujours mis en scène, comme la maladie, les spm…
C’est un peu dangereux et on le sait car un grand nombre d’études sur les méfaits des réseaux sociaux sortent chaque année. Sans doute, on devrait utiliser le temps que l’on passe à exposer son image et à attendre le maximum de vues et de like, à travailler « son art ».
LA SUITE ?
Cela fait 15 ans que je performe et, avec mon amie performeuse, à la suite de toutes ces réflexions, on se questionne : c’est quoi la suite ? Maintenant que l’on s’est réapproprié notre corps (car oui, ça nous a servi à ça aussi), on fait quoi ? Pourquoi est-ce que l’on continue ? Est-ce que l’on a encore quelque chose à prouver, et à qui ? à se prouver à soi-même ?
A travers cette mise à nue, est-ce que l’on n’entretient pas un peu le fantasme de la femme comme un objet de désir, est-ce qu’on ne sexualise pas notre propre corps ? Ce que l’on reproche profondément à la société que nous voulons voir changer, nous le perpétuons, sous couvert de liberté d’expression.
Avec le burlesque, on pense changer les regards sur le corps de la femme mais dans la réalité, cela change-t-il concrètement quelque chose au monde qui nous entoure ? Je me demande si l’on ne s’invente pas un peu une vie, tout en restant très autocentré sur « notre art ».
Est-ce que l’effeuillage change réellement quelque chose à un problème qui est systémique, comme la grossophobie ? Les personnes qui viennent voir nos shows sont déjà OK avec le principe, donc on ne touche que les personnes qui vont déjà dans ce sens. Le milieu du mannequinat, par exemple, aurait plus de pouvoirs et d’impact que nous pour changer le regard sur le corps des femmes.
Féris Barkat explique, au niveau de l’écologie, dans l’émission « La terre au carré » sur France Inter (rien à voir avec notre sujet ici, mais très intéressant : https://www.instagram.com/reel/DLOqb9gty9y/?igsh=cWt1aTZxb3hvN295) : il faut agir collectivement et laisser de côté la culpabilisation face à nos contradictions. Je ne souhaite pas culpabiliser les femmes qui performent mais j’aimerais inviter chacune d’elle à se questionner sur sa propre démarche.
En parallèle, je n’aime pas tout intellectualiser en permanence et je pense que le burlesque doit pouvoir, comme le théâtre, proposer du divertissement pur et simple ; quand j’ai monté mon numéro d’éventails géants, j’ai juste cherché à faire quelque chose de beau, il n’y a pas de message caché derrière ce numéro – dans lequel je ne m’effeuille pas.
VALORISATION & CONCLUSION
Ai-je besoin de nudité pour faire valoir les droits des femmes ? Pour crier notre liberté ? En 15 ans de scène burlesque, mon travail n’a pas changé la société dans laquelle je vis.
Mon expérience dans le Strip m’a montrée qu’on pouvait aussi faire bouger les choses de l’intérieur, en choisissant sa manière de se déshabiller – ça n’a pas vraiment plu à mon employeur et je n’ai pas duré dans ce club, mais pour le coup, en rajoutant un style burlesque dans le Strip, j’ai au moins quelques fois cassé les codes de quelque chose.
Je veux continuer à faire de la scène et être payée pour cela (je ne fais plus de plans gratuits, sauf très rares exceptions), mais je critique tellement les metteurs en scène qui n’ont rien à dire que je suis obligée de me remettre en question. Aujourd’hui, en tant que performeuse, je n’ai plus envie de me déshabiller systématiquement. Je n’invite pas les performeuses à penser ni à faire comme moi, mais j’en ai marre d’exposer mon corps, et j’ai envie d’exister en tant qu’artiste simplement à travers la qualité de mes créations.
J’en suis là dans mon expérience et dans ma tête, et je partage tout cela pour inviter chaque personne qui le souhaite à se poser quelques questions, à réfléchir et à partager peut-être aussi ses propres réflexions.